Par Jane Jacobs (1916-2006), du chapitre 2 de son oeuvre Déclin et survie des grandes villes américaines.

Sous un désordre apparent, là où ou la ville ancienne fonctionne correctement, il éxiste un ordre merveilleux autour duquel s’ordonnent la sécurité dans la rue et la liberté dans la cité. Cet ordre est complexe et à sa base, il y a le dédale de la circulation piétonnière qui engendre une suite infinie de témoins et d’observateurs. Bien que cet ordre, fait de déplacements et de changements, soit de la vie et pas de l’art, nous pouvons fantasmer et dire que cette forme d’art propre à la ville peut être comparée à de la danse. Mais, il ne s’agit pas d’une danse simpliste au rythme de laquelle tout le monde lève la jambe, pirouette en même temps et fait la révérence à l’unisson : il s’agit d’un ballet aux figures compliquées dans lequel les solistes et les groupes jouent des rôles distincts qui par miracle se complètent les uns les autres pour former un ensemble bien ordonné. Le spectacle du ballet des rues d’une cité n’est jamais le même d’un endroit à un autre et chaque fois, il donne lieu à de nouvelles improvisations.

Tous les jours, la partie de Hudson Street où j’habite est le théâtre d’un ballet aux figures complexes. J’y fais ma première entrée en scène juste après huit heures, lorsque je sors la poubelle : c’est évidemment très banal, mais j’aime bien mon rôle, ainsi que le petit bruit métallique que je produis, tandis que des foules de lycéens défilent au milieu de la scène, en laissant tomber des papiers de bonbons (comment peuvent-ils manger tellement de bonbons, si tôt le matin?).

J’assiste rarement au ballet du milieu de la journée, parce qu’il se déroule en l’absence de la plupart des gens, qui, comme moi-même, habitent la rue, mais sont ailleurs, en train de jouer le rôle d’étrangers au quartier dans d’autres rues . . . .  De son côté, M. Lacey, le serrurier, ferme sa boutique pendant quelques instants pour aller échanger quelques mots avec M. Slube au débit de tabac. M. Koochigian, le tailleur, lui, arrose la jungle luxuriante qui s’étale dans sa devanture, sort pour y jeter un coup d’oeil critique, reçoit pour son oeuvre les félicitations de deux passants et va palper les feuilles du platane devant notre maison en arborant la mine pensive d’un jardinier expert. Puis, il traverse la rue pour aller manger un morceau à l’Ideal, d’où il pourra surveiller ses éventuels clients et leur faire savoir par signes qu’il arrive. Puis, c’est l’heure où les landaus apparaissent, où des groupes d’enfants, des bambins avec leur poupées aux adolescents avec leurs cahiers de devoirs, se rassemblent sur les perrons.

Lorsque je rentre après le travail, le ballet atteint son point culminant. En effect, c’est le moment des patins à roulettes, des échasses, des tricycles et celui des jeux sur les endroits libres des perrons . . . c’est le moment des ballots et des paquets . . . c’est le moment où les belles filles descendent des décapotables . . . c’est le moment où vous verrez passer toutes les personnes que vous connaissez dans le coin.

Tandis que l’obscurité gagne et que M. Halpert amarre de nouveau à la porte de la cave la voiture à bras de la blanchisserie, le ballet qui se poursuit à la lumière électrique continue à tournoyer et son mouvement s’accélère sous les batteries des projecteurs, devant la pizzeria de Joe, les bars, la charcuterie, le restaurant et la pharmacie. Les travailleurs de nuit, maintenant, s’arrêtent à la charcuterie pour acheter du salami et du lait. Tous est donc en place pour la nuit, mais la rue et son ballet ne se sont pas endormis pour autant.

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Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi, en pleine nuit, il y a tant de gens dans ma rue s’ils n’ont pas un motif pour se rassembler, par exemple ce joueur de cornemuse. Je ne sais vraiment pas qui il était ni pourquoi il avait jeté son dévolu sur notre rue. Quoi qu’il en soit, cette nuit de février, sa cornemuse se fit entendre et comme au signal, les rares allées et venues dans la rue se trouvèrent canalisées vers lui. Rapidement, mais tranquillement, comme par magie, une petite foule s’amassa pour entourer les danseurs d’un pas écossais bien connu. Je voyais de loin la foule sur le trottoir mal éclairé ainsi que les danseurs, mais le joueur de cornemuse restait pour ainsi dire invisible, c’etait sa musique et surtout sa bravoure qui attirait l’attention. Tout petit, avec un pardessus marron très ordinaire, après avoir achevé son morceau, il disparut et les danseurs et les badauds l’applaudirent ; des applaudissements s’élevèrent également du poulailler, cinq ou six fenêtres sur la centaine que compte Hudson Street. Puis les fenêtres se fermèrent et la petite foule se fondit dans la allées et venues nocturnes de la rue.

Quant aux étrangers à la rue, ces alliés dont les yeux nous aident, nous, les habitants, à maintenir la paix et l’ordre, ils sont tellement nombreux que d’un jour à l’autre, ils semblent se renouveler complètement. Mais cela n’a pas d’importance . . . .  En fait, lorsque vous avez vu, sur Hudson Street, la même personne inconnue trois ou quatre fois de suite, vous commencez à lui faire signe de tête, car elle devient presque une connaissance, une connaissance publique bien sûr.

Je pense que j’ai donné au lecteur l’impression que le ballet quotidien de Hudson Street est plus frénétique qu’il ne l’est en réalité, parce que j’ai du raconter en peu de temps les événements de toute une journée et de toute une nuit. Dans la réalité, il n’en est pas ainsi, car s’il se passe toujours quelque chose, si le ballet ne s’arrête jamais complètement, l’impression générale est calme et le cours des événements se déroule paisiblement.  Ceux qui connaissent bien ce genre de rues animées le comprendront parfaitement. Je crains, en revanche, que ceux qui ne le connaissent pas, continuent à avoir des idées fausses sur le sujet, exactement comme ces gens qui croient savoir ce qu’est un rhinocéros en regardant des gravures qui ont été faites d’après les descriptions plus ou moins fantaisistes des premiers explorateurs.

Nous, les habitants de Hudson Street, comme ceux de North End à Boston ou de tout autre quartier urbain anime, ne possédons pas la science infuse pour maintenir la sécurité dans notre rue . . . .  Nous avons tout simplement la chance de profiter d’une configuration urbaine qui rend relativement simple le maintien de l’ordre public, parce que dans nos rues, il y a en permanence beaucoup de regards aux aguets. 


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